Carnets

Tout est fiction ici.

posté le 08-11-2013 à 21:19:01

Personne ne me remarque

Personne ne me remarque et je n'ai rien de remarquable.

Personne ne m'avait remarquée non plus ce jour là, quand la solitude m'avait semblé si angoissante que je m'étais résolue à une folie. Je pénétrai dans une maison où se donnait une réception. Il avait suffi de suivre de près deux couples engagés dans une discussion animée, d'avoir l'air de les écouter si attentivement  que je semblais faire partie du groupe et  qu'on ne s'étonna pas de mon intrusion. Je déambulai dans le salon, une coupe de champagne à la main pour me donner une contenance; je fis semblant de chercher les toilettes ce qui me permit de visiter les chambres où certains invités, sans doute des proches amis ou des parents avaient déposé sacs, manteaux, écharpes ou même de petites valises, légères, en matériau gris argenté que l'on retrouvait à présent un peu partout tandis que les premiers modèles s'étaient vendus fort cher. Chaque chambre avait sa couleur, jaune, bleu lavande, rose - pas de vert, il paraît que cela donne mauvaise mine, ses bibelots, ses tableaux.

J'échangeai des sourires entendus, des propos banals.

- Quelle magnifique réception n'est-ce pas? Avez-vous goûté aux bouchées de...?

Mais en général on ne me demandait pas mon avis, les uns étaient déjà fort occupés à séduire ou à refaire le monde, le plus souvent les deux à la fois; les autres avaient le regard vague de ceux qui n'en sont plus à leur première coupe, ni aux suivantes d'ailleurs. Je m'efforçais d'être toujours dans le sillage d'un petit groupe pour ne pas paraître isolée, ce qui aurait immanquablement attiré l'attention.

Je m'accoudai à la balustre de la terrasse qui donnait sur un jardin dégringolant en cascades de plantes fleuries jusqu'à un bois de chênes. Et quand j'eus fait mon plein de bruits, d'éclats, d'exclamations, de murmures incessants, de rires, je récupérai ma veste et sortis d'un air dégagée sans être plus inquiétée.

Cette expérience me donna des idées et je refis plusieurs fois l'expérience, me joignant  à des groupes organisés de visiteurs, à des vernissages, des coktails d'ouverture, aux agapes qui suivaient les intronisations dans des confréries diverses.

J'étais devenue transparente.

 


Commentaires

Dernier commentaire    Commentaires terminés   Fermer les commentaires
 

1. colea  le 14-11-2013 à 16:41:02  (site)

Quelle belle écriture! et le récit est poignant. Merci pour ces très beaux textes,
Léa

Premier commentaire    Commentaires terminés   Fermer les commentaires
 
 
 
 
posté le 06-11-2013 à 21:05:58

J'ai peur

- J'ai peur, tu sais, Aubain. J'ai peur.

Et je  raccroche le combiné tandis qu'il me prodigue comme toujours des paroles rassurantes.

C'était hier au soir, la souffrance, la mort rôdaient dans ma mémoire.

Et puis ce matin, en voiture, d'un seul coup je comprends que j'ai quelque chose d'heureux à raconter.

- Ecoute, Aubain, écoute...

Je suis en voiture. Les nuages sont en lambeaux, de larges bandes grises, horizontales, du gris clair au gris plombé,  séparées par des trouées azurées; les montagnes au lointain  émergent d'une brume bleutée; des villages couleur sable surgissent en plein soleil.

Je roule, je roule sans vitesse excessive sur la voie rapide déserte, j'introduis le CD dans le lecteur et je chante, je chante, un peu faux parfois, un peu à contre temps aussi (aucun sens de la mesure bien sûr!),  mais pas mécontente du filet de voix que je redécouvre, des nuances que je peux encore produire, du souffle qui me reste pour tenir la note. Je chante le désir incroyable, je chante le rire qui se croque au soleil, et l'amour et la bonté; je chante et les paroles me reviennent à mesure. Quelque chose se desserre en moi, s'élargit, se libère, s'étend aux nuages et aux trouées de ciel bleu, aux collines plantées de pins  arrondis, aux sommets au loin. Je chante, je m'amuse, je suis seule dans ma voiture, personne ne me remarque.

 


Commentaires

Dernier commentaire    Commentaires terminés   Fermer les commentaires
 
0 commentaire
 
 
posté le 05-11-2013 à 21:24:23

Elle me rappelle

Elle me rappelle. Elle insiste: comment ai-je pu la trahir, raconter qu'elle n'était pas malade, elle qui souffre le martyre. Je lui répète encore une fois qu'elle se trompe:

- Je n'ai pas dit que tu n'étais pas malade; j'ai dit que si tu étais aussi malade que tu le dis, tu ferais peut-être plus confiance à tes médecins, tu prendrais les remèdes prescrits, ou bien tu changerais de médecin... Je ne mets pas en cause ton état, je mets en cause  le degré de vérité.

Ludivine s'enflamme, reprend son monologue. J'écarte l'écouteur de mon oreille, je tapote distraitement les touches de mon clavier et joue une partie de solitaire. Elle est intarrissable et je sais qu'il suffit que j'ébauche un acquiescement  pour qu'elle  reprenne de plus belle.

Soudain la colère me prend. Ah, comme cela, je me moque d'elle! Et moi dans cette histoire? je suis qui? est-ce que j'existe seulement? J'interromps sèchement le flot d'accusations.

- J'en ai assez de tes histoires, de tes mensonges, de tes prétentions masquées derrière de grandes déclarations de modestie ou d'innocence. Je suis fatiguée. Je n'ai plus envie de t'entendre. J'en ai assez que tu ne parles que de toi, que tu ramènes tout à toi. Tu ne m'intéresses pas.

Et je raccroche, étonnée de ma détermination, de ma sévérité. Maintenant c'est fini. je sens qu'il y va de ma survie, qu'il faut que je cesse d'être le jouet bienveillant  et consentant d'autant de manipulation.  Même si j'ai peur.

 


Commentaires

Dernier commentaire    Commentaires terminés   Fermer les commentaires
 
0 commentaire
 
 
posté le 05-11-2013 à 21:07:25

Nous avions 17 ans

- Tu vois, Aubain, je n'arrive à rien. Une succession de petits textes, comme les pièces d'un puzzle, dont je ne sais quoi faire. Il me faudrait trouver les morceaux à la marge, pour faire un cadre.

- Tu es trop impatiente. Depuis quand as-tu ce projet?

- Et puis tout est triste dans ce que j'écris. Du gris. Du mélo à l'état pur.

- C'est vrai. Pourquoi ne fouilles-tu pas dans tes souvenirs plus heureux? En général un roman commence par un état de satisfaction qui va être mis en cause; ou bien il y a une catastrophe et on revient sur ce qui a précédé, qui annonçait ou non le changement.

- ...

Aubain est mon meilleur ami, mon seul ami. Disponible, attentif, discret. Il m'encourage. Je fais appel à lui quand j'ai besoin de soutien. Mais évidemment, il ne peut à lui seul combler ma misère affective. Je connais peu sa vie privée; de moi il ne sait que mes moments de dépression et ce que livrent les textes que je lui envoie.

- Et celle contre qui ta colère se retourne?

- ...

-Et cette vieille femme que tu croisais de temps à autre dans ton quartier?

Je la croise à nouveau. Il fait étrangement chaud en ce début novembre.  Elle est devant chez elle, elle porte une jupe écossaise un peu longue et terne, ce qui me laisse penser que le vêtement est d'une propreté douteuse; un côté est plus long que l'autre, l'ourlet est décousu ou la jupe mal mise; un gilet bleu terne, rien à voir avec la  robe de chambre  lumineuse. Cette fois je remarque ses pantoufles, de la couleur de la robe de chambre: c'est le seul détail incongru. Elle parle avec un couple accompagné d'un petit chien, peut être un bichon. Je n'ai pas l'impression qu'elle demande quel jour on est. Je passe mon chemin.

Soudain je sais qui elle me rappelle.

 


Commentaires

Dernier commentaire    Commentaires terminés   Fermer les commentaires
 
0 commentaire
 
 
posté le 03-11-2013 à 21:02:12

Le poids de la culpabilité

Quel est le poids de la culpabilité? Nous avions 17 ou 18 ans. Nous étions élèves  d'une école privée de travaux manuels, certaines d'entre nous étions internes. Ce soir-là flottait un air d'exaspération vis à vis de notre monitrice qui voulait diriger, vérifier nos travaux. J'aimais la pratique artistique, je n'avais aucune patience pour les travaux d'aiguille et les finitions; je n'avais aucun goût pour un travail méthodique, toujours pressée d'arriver au but.  C'était l'automne, septembre, il faisait doux. Nous travaillions dans la cour; c'était même mieux qu'une cour, une sorte de jardin, deux niveaux, quelques plantes en pots, des platanes qui ombrageaient la terrasse haute; sur le sol de la terrasse basse, les feuilles mortes, en haut et bas des tables et des bancs où nous nous étions éparpillées.

Nous nous échappâmes en fin d'après-midi pour pour nous rendre à pied chez Agathe qui n'habitait pas très loin.  Elle nous montra son atelier, une salle au plafond haut, aux murs blanchis, encombrée d'étagères: une entrée de corps de ferme transformée en garage. Bien sûr la pièce ne lui appartenait pas en propre et elle avait dû  s'aménager un coin, une table recouverte d'un drap blanc à cause de la poussière, quelques cartons regroupés autour où elle gardait ses productions. Mais peu d'entre nous disposaient d'un espace personnel et nous étions envieuses.

Pourquoi avons-nous attendu la nuit pour rentrer? Je n'ai aucun souvenir de ce que nous avions fait entre temps. Mais il est sûr que nous étions en retard puisque nous nous précipitâmes par le chemin le plus court, celui qui conduisait à la voie rapide que nous  décidâmes de traverser.  Notre établissement scolaire était de l'autre côté.  A gauche les voitures étaient éclairées et nous traversâmes sans difficulté. Parvenues au milieu, nous aperçumes une voiture dont les phares étaient éteints. Celle qui se trouvait en tête nous assura que nous avions le temps. Mais une fois engagées, nous nous rendîmes compte qu'une autre voiture sans éclairage fonçait dans notre direction. Je regardai en arrière, le temps de voir Agathe heurtée par la voiture, de sentir un souffle chaud dans mon dos.

Je me demandai en un éclair si j'avais le temps d'atteindre la chaussée, mes jambes ne pouvaient plus bouger, je me mis à compter, un, deux, trois, à compter mes pas, à avancer... quatre, cinq, six... Quelques secondes. Je continuai à compter mes pas jusqu'au bas-côté, j'entendais des chocs, des crissements,  des cris, le ciel était soudain éclairé de projecteurs qui dessinaient une boucle, ça n'en finissait pas; sept, huit, neuf, dix, je marchai jusqu'au fossé, où je trébuchai. Ce fut là que l'on me retrouva, prostrée; je comptais toujours.

Deux d'entre nous trouvèrent la mort. Il y avait des blessés parmi les automobilitses. On nous dit que des bandes faisaient souvent ainsi la course, la nuit, tout phares éteints. Généralement c'était plus tard. Mais ce soir-là un pari idiot... Et nous, nous avions 17 ans.

 


Commentaires

Dernier commentaire    Commentaires terminés   Fermer les commentaires
 
0 commentaire
 
 
 

Ajouter un commentaire

Pseudo : Réserve ton pseudo ici
Email :
Site :
Commentaire :

Smileys

 
 
 
Rappel article