Je m'accoudai au balustre de la terrasse qui donnait sur un jardin dégringolant en cascades de plantes fleuries jusqu'à un bois de chênes. J'avais bu une coupe de champagne, je me sentais détendue. C'est alors qu'il s'approcha de moi.
- Vous connaissez quelqu'un?
Je le regardai, aussitôt sur mes gardes. Me soupçonnait-il?
A mon habitude, je m'étais incrustée dans cette réception, me mêlant à la foule qui se pressait à l'entrée, passant inaperçue.
Je tâchais de masquer ma perplexité et répondit avec un sourire:
- Oh des amis d'amis...
Voulait-il me tester? Se sentait-il seulement isolé et avait-il remarqué mon propre isolement? J'espérais que lui aussi était là par hasard. Mais il insista:
-C'est curieux, je vous ai déjà remarqué quelque part.
Je ne pus m'empêcher de rougir. Le champagne y était pour quelque chose. Et il était trop près de moi.
Je comprenais qu'il fallait m'esquiver avant d'être démasquée. Mais il me barrait le passage. J'avais à franchir la porte-fenêtre, traverser le salon, retrouver ma veste laissée au vestiaire, parcourir l'allée et franchir la grille d'entrée sous l'oeil du cerbère qui filtrait les passages.
Non je ne pouvais pas dire que justement je m'apprêtais à partir, ça aurait été avouer mon imposture. Je me résolus à passer à l'offensive. Au fond, je réfléchissais à toute vitesse, ce n'était pas le maître de maison, l'initiateur de cette fête dont j'avais cru comprendre que c'était en quelque sorte une crémaillère que l'on pendait, version luxe.
- Et vous...?
- Vous ne me connaissez pas n'est-ce pas?
Je sentis qu'il venait de marquer un point.
- Je suis l'architecte, le créateur de cette maison...
Elle y avait pensé dès le matin.
Tiendrait-elle le coup? Il lui aurait fallu imaginer des stratégies: elle avait bien lu des articles, des livres: sortir de chez soi, prendre une douche, manger un carré de chocolat. Elle avait assez entendu parler des conséquences, aucune excuse, tellement même que parfois elle se demandait si ce n'était pas de la propagande ni la manipulation d'un nouveau lobby. Elle n'avait pas tenu au-delà de midi. Bien sûr elle le savait, elle n'aurait pas dû rester chez elle. A l'extérieur, elle refusait facilement, passait pour quelqu'un de raisonnable, de sobre. Elle n'en n'avait pas besoin. Mais voilà, inertie, soumission, elle n'avait pas bougé, trouvant des prétextes pour rester ainsi sans sortir, à ne rien faire ou presque.
Et puis le soir, après un dimanche sans intérêt, un dimanche à ressasser, elle avait craqué: parce qu'il lui offrait un premier verre. Parce qu'il était si exaspérant, chacun étant mécontent de l'autre: elle continua pour se calmer. Elle continua jusqu'à la limite du dégoût. Elle avait encore un minimum de quant à soi.
Elle est maintenant en soins palliatifs.
Sasha se réveille difficilement. Son frère, qui est au collège et dort dans la même chambre, a secoué sa couette en passant et lui a soufflé avant de partir:
- Allez, mon petit lapin, debout! C'est l'heure!
Sasha ronchonne, il n'a pas école aujourd'hui, c'est mercredi, maman l'a dit hier au soir; il se recroqueville, s'étire, va pour se gratter la tête...Quelque chose de doux glisse sous ses doigts.
- Qu'est-ce que c'est que cette fourrure sur l'oreiller?
Mais... ce n'est pas que sur l'oreiller... Sasha passe les mains sur ses oreilles, ses deux oreilles: on dirait qu'elles ont poussé, qu'elles sont poilues...
Sasha se lève, va sans faire de bruit jusqu'au grand miroir de l'entrée: mais oui, voilà que pendant la nuit, deux longues oreilles, délicates, ont remplacé les siennes. Quelle stupeur!
Saha s'approche du bureau...
- Maman...
- Laisse-moi tranquille mon petit lapin chéri: tu sais qu'à cette heure je travaille. Ton déjeuner est prêt dans la cuisine. Et quant tu seras habillé tu iras voir ta grand-mère. N'oublie pas de mettre ton bonnet pour sortir, il fait froid et il y a du vent!
Maman ne lève pas les yeux de son ordinateur, et Sasha, confus, n'ose pas insister.
Il met son bonnet mais rien à faire, il y a toujours une oreille qui dépasse... Il n'a même pas envie de boire le chocolat onctueux que maman a versé dans un thermos pour qu'il reste bien au chaud.
Sasha s'habille et file chez grand-mère. Elle est au jardin, penchée:
-Ah, te voilà mon petit lapin... tiens prends le panier plein de carottes et rapporte-le à la maison. Tu vas te régaler, elles sont tendres comme tout!
Grand-mère lève à peine les yeux de la terre, elle a beaucoup à faire au potager car bientôt il gèlera et il sera impossible de récolter les légumes...
Sasha n'ose pas insister, il enfonce un peu plus sur sa tête le bonnet qui aussitôt remonte à cause des oreilles longues et délicates, prend le panier et s'éloigne.
Il hésite un moment... Oui! il sait ce qu'il va faire: parler à papa. Il court jusqu'à l'atelier.
Papa est en bleu de travail. Il discute avec un client.
- Papa...
- Lapin, ce n'est pas le moment; combien de fois t'ai-je déjà dit qu'on ne coupe pas la parole aux grandes personnes...Tu attends!
Et aussitôt la discussion reprend.
Sasha est désespéré. Qui pourrait l'aider? Personne ne le regarde, personne ne l'écoute. Il rentre chez lui en prenant bien garde de ne pas se faire voir de la voisine, toujours à guetter derrière sa fenêtre et qui va toujours tout rapporter à maman, ou du chien d'à côté, un chien de chasseur... Il pose le panier de carottes sur la table de la cuisine, et court se réfugier sous la couette...
- Sasha, mon petit lapin, réveille-toi...
Sasha cherche à se faire encore plus petit, à disparaître dans la chaleur du lit...
- Cet enfant a un peu de fièvre, dit maman en lui touchant le front. Pourquoi dort-il avec un bonnet sur la tête. Pauvre lapin, il doit être malade!
Morale (à la manière des contes du XVIIème siècle):
La vie passe vite et il faut savoir vivre l'essentiel auprès des siens et de ses petits lapins chaque jour.
1. Tipoussin le 24-11-2013 à 10:36:22 (site)
Bonjour Leone, la vie passe vite et il faut savoir vivre l'essentiel auprès des siens et de ses petits lapins chaque jour. Bisous
2. colea le 24-11-2013 à 17:13:53 (site)
Comme quoi il faut faire attention aux mots dits aux enfants, alors que dire de l'expression "ma puce", y a de quoi flipper toute la vie si on a été affectueusement appelé comme ça!
- ... que je ne fais rien pour moi, lui avais-je dit, dans un de ces rares moments où je me livrais, allez savoir pourquoi.
D'autant que ce n'était pas forcément à la bonne personne que je me confiais, celle en qui j'aurais eu confiance, celle avec qui j'aurais aimé partager un moment d'intimité. Non c'était souvent le hasard, un moment de relâchement, le point extrême où il fallait que je déverse mon insatisfaction et mon angoisse. De toute manière, j'étais méfiante, non par nature mais par éducation.
Petite fille je m'étais perdue sur le marché. Je voyais des jambes, des bas parfois filés, des ourlets de manteaux, des roues de chariots de commissions, des étals de poissons d'où gouttait une eau saumâtre, des flaques, j'avais froid. Autour de moi, c'était un mouvement incessant. J'avais le sentiment que j'allais errer là pendant des temps infinis, j'étais incapable de faire la différence entre quelques minutes et l'éternité. J'allais mourir de faim, imaginais-je (alors qu'une débauche de nourriture était à ma portée), de soif, j'allais mourir d'abandon.
Bientôt on remarqua cette gamine blonde et frisottante, seule dans une allée, engoncée dans son manteau pied de poule, trop grand pour elle, un peu élimé, le manteau d'une grande soeur qui n'avait pas la même morphologie, on me parla, me rassura, des mots tendres dont je n'avais pas l'habitude ce qui contribuait à ma méfiance - on m'avait toujours mise en garde contre les rapts, ceux d'enfants -, on questionna les commerçants, l'un d'eux me reconnut, on retrouva ma mère qui me cherchait de son côté. Elle avait cru que je la suivais... Son accueil fut sans joie. Où étais-je donc encore passée?
De cette situation naquit peut-être l'idée que je ne pourrais pas disparaître, certes, mais que je pouvais faire disparaître les autres. Dès lors je m'exerçai à marcher dans la rue, sur le chemin de l'école, en fermant les yeux, tentant de repérer au toucher les différentes maisons que je dépassais; je fis celle qui n'entendait pas, trop absorbée par ses études, ses activités, ses préoccupations, J'étais dans la lune, disait-on. Je m'isolais.
Sûre d'elle? c'est souvent l'étiquette qu'on me colle
- Aubain, les morceaux du puzzle, il en manque, il m'en manque trop pour que je puisse déjà faire le cadre.
- Tu es trop impatiente. Combien de temps passes-tu à écire? Combien de pièces as-tu sorti de la boite et classé? Les morceaux, tu les trouveras.
Aubain est une merveille de patience. C'ets mon meilleur ami, je le connais depuis nos années d'études. Ses parents étaient dans la presse et l'édition. Un nom célèbre, même si pour moi ce n'était qu'un nom, ou alors, mais il aurait fallu que j'y réfléchisse davantage, ou que j'ai de l'ambition, le nom d'une famille célèbre et influente. Mais j'étais une révoltée, persuadée que le mérite personnel suffisait, qu'on me reconnaîtrait: pauvre idiote! Il est lui aussi dans la presse et l'édition. Ça aide... Dommage pour moi qu'il soit homosexuel, je l'imagine en compagnon idéal. Mais il se serait vite lassé sans doute de ma nature impulsive et exigeante.
- Tu as raison, Aubain, je passe trop de temps au solitaire, ou à picoler. Je passe trop de temps à ne rien faire.
Mais tandis que je lui donne raison, dans une de ces éternelles conversations téléphoniques où il ne montre jamais de signe d'impatience, malgré l'heure, les circonstances ou la répétition, je me dis que peut-être ces moments perdus ne le sont pas, que mon esprit divague vers des souvenirs enfouis qui un jour expliqueront pourquoi je passe trop de temps... et que je...
Commentaires