- ... que je ne fais rien pour moi, lui avais-je dit, dans un de ces rares moments où je me livrais, allez savoir pourquoi.
D'autant que ce n'était pas forcément à la bonne personne que je me confiais, celle en qui j'aurais eu confiance, celle avec qui j'aurais aimé partager un moment d'intimité. Non c'était souvent le hasard, un moment de relâchement, le point extrême où il fallait que je déverse mon insatisfaction et mon angoisse. De toute manière, j'étais méfiante, non par nature mais par éducation.
Petite fille je m'étais perdue sur le marché. Je voyais des jambes, des bas parfois filés, des ourlets de manteaux, des roues de chariots de commissions, des étals de poissons d'où gouttait une eau saumâtre, des flaques, j'avais froid. Autour de moi, c'était un mouvement incessant. J'avais le sentiment que j'allais errer là pendant des temps infinis, j'étais incapable de faire la différence entre quelques minutes et l'éternité. J'allais mourir de faim, imaginais-je (alors qu'une débauche de nourriture était à ma portée), de soif, j'allais mourir d'abandon.
Bientôt on remarqua cette gamine blonde et frisottante, seule dans une allée, engoncée dans son manteau pied de poule, trop grand pour elle, un peu élimé, le manteau d'une grande soeur qui n'avait pas la même morphologie, on me parla, me rassura, des mots tendres dont je n'avais pas l'habitude ce qui contribuait à ma méfiance - on m'avait toujours mise en garde contre les rapts, ceux d'enfants -, on questionna les commerçants, l'un d'eux me reconnut, on retrouva ma mère qui me cherchait de son côté. Elle avait cru que je la suivais... Son accueil fut sans joie. Où étais-je donc encore passée?
De cette situation naquit peut-être l'idée que je ne pourrais pas disparaître, certes, mais que je pouvais faire disparaître les autres. Dès lors je m'exerçai à marcher dans la rue, sur le chemin de l'école, en fermant les yeux, tentant de repérer au toucher les différentes maisons que je dépassais; je fis celle qui n'entendait pas, trop absorbée par ses études, ses activités, ses préoccupations, J'étais dans la lune, disait-on. Je m'isolais.