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Titre du blog : Carnets
Auteur : Leone
Date de création : 22-10-2013
 
posté le 03-11-2013 à 21:02:12

Le poids de la culpabilité

Quel est le poids de la culpabilité? Nous avions 17 ou 18 ans. Nous étions élèves  d'une école privée de travaux manuels, certaines d'entre nous étions internes. Ce soir-là flottait un air d'exaspération vis à vis de notre monitrice qui voulait diriger, vérifier nos travaux. J'aimais la pratique artistique, je n'avais aucune patience pour les travaux d'aiguille et les finitions; je n'avais aucun goût pour un travail méthodique, toujours pressée d'arriver au but.  C'était l'automne, septembre, il faisait doux. Nous travaillions dans la cour; c'était même mieux qu'une cour, une sorte de jardin, deux niveaux, quelques plantes en pots, des platanes qui ombrageaient la terrasse haute; sur le sol de la terrasse basse, les feuilles mortes, en haut et bas des tables et des bancs où nous nous étions éparpillées.

Nous nous échappâmes en fin d'après-midi pour pour nous rendre à pied chez Agathe qui n'habitait pas très loin.  Elle nous montra son atelier, une salle au plafond haut, aux murs blanchis, encombrée d'étagères: une entrée de corps de ferme transformée en garage. Bien sûr la pièce ne lui appartenait pas en propre et elle avait dû  s'aménager un coin, une table recouverte d'un drap blanc à cause de la poussière, quelques cartons regroupés autour où elle gardait ses productions. Mais peu d'entre nous disposaient d'un espace personnel et nous étions envieuses.

Pourquoi avons-nous attendu la nuit pour rentrer? Je n'ai aucun souvenir de ce que nous avions fait entre temps. Mais il est sûr que nous étions en retard puisque nous nous précipitâmes par le chemin le plus court, celui qui conduisait à la voie rapide que nous  décidâmes de traverser.  Notre établissement scolaire était de l'autre côté.  A gauche les voitures étaient éclairées et nous traversâmes sans difficulté. Parvenues au milieu, nous aperçumes une voiture dont les phares étaient éteints. Celle qui se trouvait en tête nous assura que nous avions le temps. Mais une fois engagées, nous nous rendîmes compte qu'une autre voiture sans éclairage fonçait dans notre direction. Je regardai en arrière, le temps de voir Agathe heurtée par la voiture, de sentir un souffle chaud dans mon dos.

Je me demandai en un éclair si j'avais le temps d'atteindre la chaussée, mes jambes ne pouvaient plus bouger, je me mis à compter, un, deux, trois, à compter mes pas, à avancer... quatre, cinq, six... Quelques secondes. Je continuai à compter mes pas jusqu'au bas-côté, j'entendais des chocs, des crissements,  des cris, le ciel était soudain éclairé de projecteurs qui dessinaient une boucle, ça n'en finissait pas; sept, huit, neuf, dix, je marchai jusqu'au fossé, où je trébuchai. Ce fut là que l'on me retrouva, prostrée; je comptais toujours.

Deux d'entre nous trouvèrent la mort. Il y avait des blessés parmi les automobilitses. On nous dit que des bandes faisaient souvent ainsi la course, la nuit, tout phares éteints. Généralement c'était plus tard. Mais ce soir-là un pari idiot... Et nous, nous avions 17 ans.