- Vous connaissez quelqu'un?
Je le regardai, aussitôt sur mes gardes. Me soupçonnait-il?
A mon habitude, je m'étais incrustée dans cette réception, me mêlant à la foule qui se pressait à l'entrée, passant inaperçue.
Je tâchais de masquer ma perplexité et répondis avec un sourire:
- Oh des amis d'amis...
Voulait-il me tester? Se sentait-il seulement isolé et avait-il remarqué mon propre isolement? J'espérais que lui aussi était là par hasard. Mais il insista:
- C'est curieux, je vous ai déjà remarqué quelque part.
Je ne pus m'empêcher de rougir. Le champagne y était pour quelque chose. Et il était trop près de moi.
Je devinai qu'il fallait m'esquiver avant d'être démasquée. Mais il me barrait le passage. J'avais à franchir la porte-fenêtre, traverser le salon, retrouver ma veste laissée au vestiaire, parcourir l'allée et franchir la grille d'entrée sous l'œil du cerbère qui filtrait les passages.
Non je ne pouvais pas dire que justement je m’apprêtais à partir, ça aurait été avouer mon imposture. Je me résolus à passer à l'offensive. Je réfléchissais à toute vitesse, ce n'était pas le maître de maison, l'initiateur de cette fête dont j'avais cru comprendre que c'était en quelque sorte une crémaillère que l'on pendait, version luxe.
- Et vous...?
- Vous ne me connaissez pas n'est-ce pas?
Je sentis qu'il venait de marquer un point.
- Je suis l'architecte, le créateur de cette maison...
Je restais silencieuse. Je regardais autour de moi, m'intéressant plus à présent à l'environnement qu'aux personnes. Nous étions dans un ancien hangar. De vastes pièces avaient été délimitées par des cloisons coulissantes, reliées par des passerelles métalliques. Le gris dominait, le gris des murs et du sol, les vitres des longues baies agrandissaient l'espace. Je n'aimais pas, non, et fus incapable de formuler le compliment que sans doute il attendait.
-Ah, oui...
Heureusement pour moi, un couple, chaperonné par un homme visiblement influent et assez ivre aborda l'architecte. J'en profitai pour m'éloigner, me dirigeai vers les vestiaires, récupérai ma veste, franchis le portail sans encombres mais non sans remarquer qu'une caméra avait dû enregistrer mon départ.
Je parcourus sans hâte apparente la rue où chaque villa était bordée de hauts murs badigeonnés d'ocre et protégés par des grilles en fer forgé dont les pointes au sommet se voulaient dissuasives. Il faisait assez doux malgré un vent d'automne persistant, un de ces petits vents venus de la mer qui annonce la pluie. Je tournai à droite au premier carrefour, pris une petite rue qui ramenait vers le centre. Je connaissait assez bien les lieux. Trop tard pour un autobus. Il me sembla qu'une voiture arrivait par la même rue, derrière moi, s'arrêtait trop longtemps au semblant de rond-point et quand je tournai à nouveau, j'entendis le moteur redémarrer.
Je hâtai le pas. Par chance je fréquentais le quartier régulièrement, j'empruntai une petite rue qui me ramena rapidement au centre du village. Au carrefour suivant, tandis que le village était désert et que résonnait seulement la voix du présentateur des informations de TF1, tandis que les habitants étaient regroupés pour la quasi-totalité, devant la télévision comme pour une grand messe, j’empruntai la Grand Rue en pente, me hâtai, plongeai dans le passage, à gauche, avant que la voiture ne passe le virage, , grimpai les escaliers étroits : on avait l’impression qu’on allait pénétrer dans une maison, mais non, un coude permettait d’atteindre une autre rue. Je courus jusqu’à l’entrée de service de l’hôtel où j’avais mes habitudes. Ouf, elle était ouverte. Je pénétrai dans l’hôtel, la voiture n’avait pas atteint le virage. Je fis un signe ambigu au gardien, mi politesse mi complicité. Je grimpai jusqu’à ma chambre, fermai à double tour, repris mon souffle. Je n’allumai pas la lumière. Je quittai mes chaussures, avançai sur la moquette bordeaux un peu douteuse qui me répugnait ; d’ordinaire je ne quittais mes chaussures que pour enfiler des pantoufles, des mules roses de voyage, gagnées avec je ne sais quel achat. Je m’approchai de la fenêtre sans faire bouger les rideaux. J’entendis le bruit d’un moteur, au ralenti. J'attendis. Peu après, combien de minutes, je ne sais pas, je me rapprochai de ma porte, quelqu’un marchait dans le couloir, quelqu’un s’arrêtait derrière ma porte, numéro 06, quelqu’un respirait je l’entendais. Je cessai de respirer, les pas s’éloignèrent. Soudain je me sentis faible, si faible.
Je finis par m’allonger, non sans avoir préparé mes affaires. Et sombrai dans un sommeil chaotique entrecoupé de réveils angoissants
Le lendemain, je me levai très tôt, quittai l’hôtel silencieux discrètement - j’avais heureusement réglé mon séjour d’avance. Marchai jusqu’à la gare, le train par chance arrivait, il n’y en avait qu’un par heure…
Je montai, pris place aux côtés de jeunes lycéens, et respirai enfin, respirai. Je me promis de ne plus recommencer l’expérience. C’était sans compter sans l’architecte.