C'était volontaire, lorsque j'y repense. Nous avions traversé la voie rapide en pleine révolte. marre des exigences, des travaux d'aiguille à finir, des doigts humides tant la minutie du travail requérait de tension et d'attention, des reproches, du silence dans les dortoirs. Tant j'étais maladroite finalement et si peu faite pour ces tâches. Marre de ce milieu exclusivement féminin quand nous crevions d'envie de devenir des femmes, de vivre, vivre enfin, de nous nourrir du désir des hommes.
Oui, nous avions traversé la voie rapide avec la même inconscience que ces jeunes gens qui fonçaient sans éclairage dans notre direction. Nous étions les victimes mais nous ne valions pas mieux. Ou pas moins. A l'heure entre chiens et loups, sur la voie rapide baignée d'une brume grisâtre, nous ne nous distinguions pas. Agathe avait disparu ce soir-là, et Huguette. Agathe toujours à l'aise, dont les parents étaient plus fortunés et plus ouverts que les nôtres, Agathe qui avait voyagé, qui ne croyait pas en l'avenir et profitait du présent avec insolence. Et Huguette, un peu lourde -ajourd'hui on dirait enrobée -, habillée plus pauvrement, qui parlait de ses frères et soeurs, une famille nombreuse et il y avait toujours quelque chose de réprobateur dans la bouche de nos parents, même s'ils n'avaient pas évité la dernière. Ludivine, elle, avait été le dernier garçon espéré... Agathe, Huguette, projetées à plusieurs mètres, disloquées, pour toujours.